« 14 » le dernier roman d’Echenoz.
Pour la première fois j’ai relu un livre trois mois après la première lecture,
comme on se repasse le tour d’un magicien pour vérifier que l’on a bien en tête
ce qui s’était passé, que l’on n’a pas rêvé. Puis je l’ai rerelu pour
comprendre comment c’était fait, de même qu’on regarde le tour au ralenti pour
trouver le truc.
Ce livre est magnifique, un passe-passe
littéraire. 124 pages (et de gros caractères) réussissent à nous plonger dans
l’ampleur de la première guerre mondiale : les bouleversements sociaux,
l’horreur des batailles, l’évolution de l’opinion publique, et surtout le
destin de sept personnages. Confiez ça à n’importe quel écrivain, il fait une
fresque de 700 pages. Pas Echenoz. D’où la question : comment fait-il pour
rentrer quatre éléphants dans une 2CV ?
1. Ce qui frappe d’abord c’est la structure du
texte. Echenoz varie les tempos : de l’adagio (par exemple la scène d’ouverture :
quatre pages lentes pour nous plonger dans l’air du temps de l’été 14) au prestissimo
(les quatre dernières lignes qui scellent les destins avec une grâce
inoubliable).
2. Echenoz joue aussi avec le rythme, la
succession des tempos. Le texte paresse parfois sur une scène ou un propos (par
exemple la digression sur les animaux dans la guerre), puis s’accélère
brutalement, avant de ralentir de nouveau. L’ellipse est largement utilisée. Le
récit ne fait que tangenter certains événements clés de l’histoire. De longues
périodes, sont évacuées, évacue la longue répétition des jours de guerre. C’est
une lecture à haut contexte : Echenoz s’appuie sur nos représentations de
la première guerre mondiale, construites par de multiples expositions aux
récits, films ou BD. Il écrit : « Tout cela ayant été écrit mille fois, peut-être
n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et
puant » (p. 79). L’auteur choisit ses moments, ménage ses effets, nous
manipule explicitement. Cela peut irriter ceux qui aiment se sentir dominer un
livre.
Ce jeu avec le temps se retrouve nécessairement
dans les conjugaisons. Rarement lu le futur antérieur donner autant de sens.
4. Confronté à l’horreur (finalement
indicible) de cette guerre, Echenoz prend le parti de la distance élégante. Il
nous en donne la clé dans le roman. Charles, (qui est à l’origine de l’intrigue
du livre, on le découvrira), est le personnage qui par son caractère et son
histoire incarne cette posture. Il s’extraira des fantassins pour finir dans
l’aviation comme observateur, surplombant les lignes de combat, tout autant que
la vie. On retrouve aussi dans le ton du livre, la subtile ironie qui est la
marque d’Echenoz. Tout cela contribue à créer un effet de distanciation
qu’Echenoz rend très clair dans le paragraphe suivant (suite de la citation précédente) : il
s’agit bien d’une histoire, dont il choisit les mots et les moments selon des
critères qui lui appartiennent : « Tout
cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de
s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs
pas bien utile non plus, ni très
pertinent, de comparer la guerre à un
opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui
c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui
cela fait beaucoup de bruits et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux »
(p. 79).
5. Echenoz nous plonge aussi dans cet univers
par le biais d’une information très précise : sur le barda des soldats,
les détails de la vie des tranchées, ou l’aviation de guerre. On apprend ainsi quelques
détails rares.
6. Pas de psychologie. On n’entre jamais dans
les motivations des personnages. On les voit agir. On voit leur complexité se
déployer par petites tâches narratives. La distance qu’Echenoz a construite
nous protège de trop nous y attacher. Et c’est tant mieux, tant l’époque était
dure sur les sentiments.
Au final, Echenoz se place du côté de la vie.
L’histoire est cruelle, les sensations sont douces. Il règne sur les dernières
pages une mélancolie rassérénante face à ces vies immenses et fragiles. Un chef
d’œuvre.
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