dimanche 14 avril 2013

14


« 14 » le dernier roman d’Echenoz. Pour la première fois j’ai relu un livre trois mois après la première lecture, comme on se repasse le tour d’un magicien pour vérifier que l’on a bien en tête ce qui s’était passé, que l’on n’a pas rêvé. Puis je l’ai rerelu pour comprendre comment c’était fait, de même qu’on regarde le tour au ralenti pour trouver le truc.

Ce livre est magnifique, un passe-passe littéraire. 124 pages (et de gros caractères) réussissent à nous plonger dans l’ampleur de la première guerre mondiale : les bouleversements sociaux, l’horreur des batailles, l’évolution de l’opinion publique, et surtout le destin de sept personnages. Confiez ça à n’importe quel écrivain, il fait une fresque de 700 pages. Pas Echenoz. D’où la question : comment fait-il pour rentrer quatre éléphants dans une 2CV ?

1. Ce qui frappe d’abord c’est la structure du texte. Echenoz varie les tempos : de l’adagio  (par exemple la scène d’ouverture : quatre pages lentes pour nous plonger dans l’air du temps de l’été 14) au prestissimo (les quatre dernières lignes qui scellent les destins avec une grâce inoubliable). 

2. Echenoz joue aussi avec le rythme, la succession des tempos. Le texte paresse parfois sur une scène ou un propos (par exemple la digression sur les animaux dans la guerre), puis s’accélère brutalement, avant de ralentir de nouveau. L’ellipse est largement utilisée. Le récit ne fait que tangenter certains événements clés de l’histoire. De longues périodes, sont évacuées, évacue la longue répétition des jours de guerre. C’est une lecture à haut contexte : Echenoz s’appuie sur nos représentations de la première guerre mondiale, construites par de multiples expositions aux récits, films ou BD. Il écrit : « Tout  cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant » (p. 79). L’auteur choisit ses moments, ménage ses effets, nous manipule explicitement. Cela peut irriter ceux qui aiment se sentir dominer un livre.

Ce jeu avec le temps se retrouve nécessairement dans les conjugaisons. Rarement lu le futur antérieur donner autant de sens.

4. Confronté à l’horreur (finalement indicible) de cette guerre, Echenoz prend le parti de la distance élégante. Il nous en donne la clé dans le roman. Charles, (qui est à l’origine de l’intrigue du livre, on le découvrira), est le personnage qui par son caractère et son histoire incarne cette posture. Il s’extraira des fantassins pour finir dans l’aviation comme observateur, surplombant les lignes de combat, tout autant que la vie. On retrouve aussi dans le ton du livre, la subtile ironie qui est la marque d’Echenoz. Tout cela contribue à créer un effet de distanciation qu’Echenoz rend très clair dans le paragraphe suivant  (suite de la citation précédente) : il s’agit bien d’une histoire, dont il choisit les mots et les moments selon des critères qui lui appartiennent : « Tout  cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile  non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre  à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruits et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux » (p. 79).

5. Echenoz nous plonge aussi dans cet univers par le biais d’une information très précise : sur le barda des soldats, les détails de la vie des tranchées, ou l’aviation de guerre. On apprend ainsi quelques détails rares.

6. Pas de psychologie. On n’entre jamais dans les motivations des personnages. On les voit agir. On voit leur complexité se déployer par petites tâches narratives. La distance qu’Echenoz a construite nous protège de trop nous y attacher. Et c’est tant mieux, tant l’époque était dure sur les sentiments.

Au final, Echenoz se place du côté de la vie. L’histoire est cruelle, les sensations sont douces. Il règne sur les dernières pages une mélancolie rassérénante face à ces vies immenses et fragiles. Un chef d’œuvre. 

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