mardi 6 août 2013

Promenade à Pointe Saint-Charles - Montréal


Pointe Saint-Charles. 



Si l’on distillait le quartier ceint par les rues Wellington, Sébastopol, et par l’avenue Ash, il resterait le train. Il en structure la topographie : une presqu’ile, délimitée par des voies ferrées. Il s’agit là d’un nœud ferroviaire important : un croisement vers l’Ouest, le port, le pont Victoria et la gare voyageurs de Montréal. Il occupe un vaste territoire au Sud des bassins Peel depuis qu’en 1853 la compagnie de chemin de fer du Grand Tronc a acheté un terrain à la métairie des sœurs de la Congrégation. C’est qu’avec « l’achèvement du pont Victoria en 1859, ces installations contribuent à faire de Montréal l’une des plaques tournantes du transport ferroviaire en Amérique du Nord », comme me l’apprend le site de patrimoine Montréal. Remarquez les termes « contribuent » et « l’une des plaques » qui témoignent d’une certaine humilité.
Sur une carte les rails dessinent des lignes droites parallèles, qui finissent par converger et puis se ramifient ; des courbes élégantes qui connectent les grands axes. Vu du sol, cela ressemble à un gigantesque terrain vague, où poussent les herbes folles, avec à l’horizon la ligne des grattes ciel de la City.
Les trains circulent. Fenêtres ouvertes, ils s’invitent chez vous. Ca gronde, ca racle, ca grince. Des cloches tintent de temps en temps.  Et l’on comprend à la longueur des cris du métal, à l’absence de rythme, que les convois sont lents et pesants.






Les déambulations dans ses rues racontent l’histoire d’un quartier ouvrier fournissant en main d’œuvre les industries du canal Lachine, son déclin et sa timide revitalisation qui donne à espérer aux jeunes familles, avant-gardes de la gentrification, qui retapent les petites maisons ou à celles qui investissent dans les îlots de condos rutilants, un joli coup financier, dans dix ans….. enfin vingt ans, si tout va bien. Des bureaux de vente pour de futurs développement laissent croire qu’ils ont peut-être raison.



Les bâtisses, deux étages en briques s’alignent, identiques deux à deux souvent. Architecture classique des quartiers ouvriers sur un modèle anglais. Sur la rue Sébastopol, un ensemble de maisons à deux étages, toitures à deux versants et façades sans ornements. Au dessus du renfoncement qui accueille les seuils, des fresques rappellent des scènes de travail ferroviaire, dans un style qui lorgne vers le réalisme socialiste. L’ensemble fait aujourd’hui partie du patrimoine de la ville de Montréal, laquelle prend grand soin de les préserver : car « Ceprojet de la rue de Sébastopol introduit ce type de logements superposés àMontréal et est l’un des précurseurs des habitations multifamiliales quicaractérisent plusieurs quartiers populaires de la métropole. »


Les bâtiments en pierres apparentes, imposants, majestueux, sont les anciennes banques et les lieux de culte. Le poteau téléphonique dressé devant l’Eglise Méthodiste Unifiée vu sous un certain angle, prend des airs de clocher. On imagine les quelques maisons plus cossues, propriétés des contremaitres ou des industriels.





Fréquemment, des passages donnent accès aux jardinets à l’arrière, agréables sous les ormes matures qui en ont vu des braillards, des avinés, des engueulades, des paires de bouffes et des baisers, et assistent à présent sur toujours plus de parcelles à l’épanouissement familial par barbecue et trampoline.
Au fond de quelques couloirs encombrés que révèle le regard indiscret, sont tapis dans des bric à bracs d’antiquaires des vieux parcheminés aux teins de nicotine. (On en croise certains tôt le matin : vieille femme sèche en robe de chambre peluchée bleu poudre ; souvenir de cheminot confit de gras, en marcel).


Parmi l’inventaire classique de petites voitures familiales, plus ou moins jeunes, plus ou moins japonaises, des quartiers populaires, on croise dans les rues de vieilles gloires automobiles : une Mercedes de troisième main aux lignes d’avant le bio-design, une Audi retapée au duct tape, une Cadillac qui a connu l’essence cheap ; et puis une Porsche, pas toute neuve, mais quand même.



Le dépanneur au coin du parc des Cheminots a changé de propriétaire. Il s’appelle aujourd’hui Yanpeng. Google n’est pas à jour : l’affiche encore sous le nom de « dépanneur Gong ».

 


En périphérie, le long des voies, des bâtisses basses sont consacrées aux activités industrieuses. Hangars, ateliers, décrépissent dans le souvenir d’une économie défunte. Symbole de la mutation des âges, on y trouve deux lieux du prolétariat touristique : le stationnement de bus amphibies, ainsi qu’un garage à carrioles et chevaux appareillés. Tous ces équipages regagnent le Vieux Port au matin. Belle, grande jument indifférente, met 40 min. à l’aller et 32 au retour.  






Au Sud Est du quartier, se trouvent des bâtiments de sous-traitants dans l’entretien des trains. Le centre du CP est à quelques centaines de mètres plus à l’Ouest. La comparaison d’une carte de 1859 accessible sur la page Wikipedia de l’entrée « Pointe Saint-Charles » avec la vue satellite Google Maps amène à conclure qu’ils occupent l’emplacement des bâtiments construits à l’origine par la Grand Trunk. Et plus encore qu’ils occupent, parmi d’autres, un bâtiment d’origine, construit de briques rouges, fenêtres larges et ouvragées des cathédrales industrielles, aux proportions de brontosaure endormi (enfin tel que je les imagine, et dans la mesure où l’image est pertinente pour rendre l’idée de longueur). Et puis de nombreux bâtiments semblent vides, abandonnés aux herbes folles, derrière des grilles. Quelque chose a manifestement changé dans l’industrie ferroviaire.


Le bâtiment de la RB&C est remarquable. Par un souci d’économie qui l’honore, probablement convaincue qu’elle n’accueillerait là un ministre et ses médias, et probablement décidée à investir dans la qualité de sa mission d’entretien des voies, l’entreprise s’est inscrite dans une démarche de simplicité volontaire. Aspect le plus visible pour le promeneur : la modestie de la signalétique. Laquelle est un recyclage des restes de l’occupant précédent. Sur les panneaux « visiteurs », une couche de peinture s’emploie à effacer le nom d’« Alstom », une compagnie concevant et fabriquant des trains. Mais deux détails donnent à l’effort un côté broche à foin a priori peu compatible avec une activité industrielle de précision : le reste du panneau porte toujours les couleurs distinctives de l’ancien propriétaire des lieux ; et le nom, étant embossé, est révélé par son relief. Au dessus de la porte d’entrée le décorateur de RB&C a collé une plaque avec le logo de l’entreprise et son numéro de téléphone. Un second panneau représentant une locomotive vue de face, avec dans un coin, des étoiles très états-uniennes, a été ajouté à la va-vite, sans réussir tout à fait à couvrir l’ensemble du logo d’Alstom. Les indications pour le nouveau stationnement visiteur sont peintes en noir sur dans un style art brut de signalétique directionnelle, qui selon toute probabilité ne leur a pas coûté cher. Tout semble fait pour que l’on ressente la structure du coup de pinceau qui inscrit le geste dans une volonté originelle, pré-industrielle, ni édulcorée, ni manufacturée. Ce parti pris esthétique peut séduire certains.






La rue Sébastopol comme un résumé : ses maisons ouvrières pimpantes, ses entrepôts décatis, son vieil asphalte craquant, creusé de longues flaques, ses ruines, ses grands arbres, le mur de verdure foisonnante, piquée de lys et de campanules, qui la sépare des voies, rognant peu à peu la rue, découvrant dans des trouées la silhouette lointaine de la City.







Quel beau quartier ! On y sent quelque chose de la ville d’avant. Celle de l’industrie, de l’ouvrier et de la lutte sociale. Allez y faire un tour, avant que cela ne devienne comme la plupart des quartiers des grandes villes, un rack à travailleurs du tertiaire.

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