Les créateurs de jeux vidéo sont joueurs. Tous les ans, de la Game Developers Conference, ils désignent par acclamation le créateur du jeu qui fait quelque chose d’incroyablement ambitieux qu’un jeu vidéo ne devrait jamais faire (« does some crazily ambitious thing that a videogame is not supposed to be able to do »).
Le 4 mars 2011 c’est Jason Rohrer qui l’a emporté en réalisant sur le thème : plus grand que Jésus, le jeu comme religion, un jeu qu’il nomma Chain World. L’idée est la suivante. Le joueur évolue dans un univers qu’il peut modifier (un peu sur le principe de Minecraft, voir ci-dessous) : il est le dieu créateur de son univers. Jusque là ….
Oui mais voilà. Le jeu n’existe qu’en un seul exemplaire tenant sur une clé USB. Lorsque le joueur meurt, sous les coups de zombies ou d’araignées, il doit sauvegarder les modifications qu’il a apportées au monde et le transmettre à un nouveau joueur. Un seul jeu, un seul essai, une longue chaîne de créateurs qui exploreront le monde créé par la lignée qui les précède et apporteront leur propre impulsion créative.
Présentation lors du concours : enthousiasme débordant, larmes presque, dans la salle. Triomphe pour Chain World.
Rohrer a été le premier joueur. Il cherche à transmettre à un disciple. Il ignore ses amis en transes et tend la clé USB à un type au premier rang qui semble amoché, accroché qu’il est à un déambulateur. Jia Ji est un handicapé de courte date et de futur restreint. La nuit précédente il s’est blessé lui-même en dansant à la soirée d’Electronic Arts. Faut dire qu’il traine depuis des années aux franges du monde du jeu vidéo. Son dernier projet : la création du site couchange.org qui permet à des ONG de recueillir en donations des trucs du genre miles de cartes de fidélité de cies aériennes ou de vieilles cartes cadeaux. Tout auréolé du don qu’il vient de recevoir de la part du créateur des origines, il trimballe sa carcasse, sa clé USB et son déambulateur dans les couloirs du centre des congrès, sans savoir qu’une rencontre va introduire le désordre dans l’ordonnancement du destin de Chain World.
Jane McGonigal est une icône dans le monde du gaming, conférencière, auteure, elle évangélise le prophane sur le pouvoir de transformation du monde qu’ont les jeux vidéos. Le diable de la tentation titille alors Jia Ji. Il imagine un nouveau procédé de levée de fonds. Il va jouer, puis proposer le jeu à McGonigal. Il mettra alors le jeu aux enchères sur eBay, certain que des amateurs vont se précipiter pour payer et explorer le monde créé par une célébrité. Et puis il va planifier une cédule alternant stars du jeu vidéo et amateurs pour installer le procédé dans la durée. Tentation éthique, mais tentation diabolique pareil.
Une semaine après que l’USB sain lui est tombé entre les mains, il lance une enchère sur eBay et crée un site chainworld.org où il dévoile la procession de joueurs.
Darius Kazemi, designer de jeux dans la vie, était présent lors de la conférence, mais pour une raison inconnue a manqué le Game Design Challenge (et peut-être ne veut-on pas le savoir). Mais il en a beaucoup entendu parler dans les multiples et enthousiastes exégèses de l’événement. Certains auraient même entendu Rohrer glisser à Jia Ji en lui tendant la clé USB : « Be healed » (sois guéri) (ce qui arriva promptement il faut bien l’admettre). Lorsqu’il tombe sur l’enchère, Darius est pris d’une sainte colère pour ce qu’il apparente à un « meurtre esthétique ». Il surenchérit pour libérer le jeu et le rendre à sa destinée. Du coup ça s’échange des claques sur Twitter. Et ça fait monter les enchères. 875$ par 15 personnes. Jusqu’à ce que une entité anonyme, répondant au nom de Postional Super Ka mette 3300 dollars sur la table.
Voilà où nous en sommes au moment où Wired enquête : Jason Rohrer est fauché ; Super Ko veut rendre le jeu à son mystère, elle (c’est une femme vivant dans une grande ville américaine) ne dit pas si elle va passer le jeu à McGonigal ; quand à Jia Ji, il prétend lui avoir envoyé le jeu, mais il a aussi mis en ligne une vidéo dans laquelle il semble jeter la clé USB dans les laves du volcan Kilauea à Hawaï où il avait passé trois mois à glander dans des communes sous les cocotiers.
N’est-elle pas angoissante, cette terrible incertitude ?
Il se passe tellement de choses sur la planète dont nous ne savons rien.
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