dimanche 29 mai 2011

Kaputt (fin)

Pas certain d'avoir lu portrait plus cruel. La scène se déroule dans un sauna. (p. 397, édition Folio)
"Il y avait parmi ces êtres nus, assis sur le banc du bas, un homme que je crus reconnaître. La sueur coulait le long de son visage aux pommettes saillantes, où les yeux myopes, privés de leurs lunettes, brillaient d'un éclat blanchâtre et mou, semblable à celui des yeux de poisson. Il tenait le front haut, avec un port d'orgueil et d'insolence, et rejetait de temps en temps la tête en arrière ; à ce brusque mouvement des orbites, des narines, des oreilles dégorgeaient des ruisseaux de sueur, comme s'il eût la tête remplie d'eau. Il tenait ses mains posées sur les genoux, dans une attitude d'écolier puni. Entre les deux avant-bras saillait, quelque peu flasque, un petit ventre gonflé, rose, avec un ombilic bizarrement en relief qui tranchait sur ce ton tendre comme un délicat bouton de rose : un nombril d'enfant dans un ventre de vieux.
Je n'avais jamais vu de ventre aussi nu, aussi rose ; si tendre qu'on avait envie de le tâter de la fourchette. De grosses gouttes de sueur glissaient le long de la poitrine et sur le pubis comme de la rosée sur un buisson. Au-dessous du pubis, pendaient, rabougris et molasses, deux petits oeufs dans un sachet de peau flétrie, froissé comme un sac en papier : il semblait fier de ces deux oeufs comme Hercule de sa virilité. Cet homme paraissait fondre en eau sous nos yeux, tant il suait ; je craignais qu'en quelques instants il ne restât de lui qu'une baudruche vide et flasque, car ses os même semblaient mollir, se gélifier, se dissoudre. Il avait l'aspect d'un sorbet mis au four. Le temps de dire "amen", il n'allait plus rester de lui qu'une flaque de sueur sur le plancher.
Quand Dietl leva le bras et dit Heil Hitler ! l'homme se mit debout et je le reconnus. C'était le personnage de l'ascendeur : c'était Himmler."


Et un autre : (p. 438)
"En fait d'intelligence, le prince de Piémont en avait juste ce qu'il croyait devoir lui suffire ; mais non pas ce que les autres pensaient nécessaire."

"Kaputt" est un livre éblouissant, un "D'un château l'autre" aristocratique. Les images sont fortes, les rencontres avec les puissants perdus, égarés, à moitié fous, sont saisissantes de désespoir. Le style est magnifique, un scalpel d'autopsie. Je recommande.

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